CHAPITRE XVI

 

 

Chroniques mytanes (extraits).

« Écolexique : les expressions », ouvrage collectif.

 

Un warsh dit : « Une vie peut être longue ou riche. »

Un beese dit : « La longueur d'une vie se mesure à la qualité de l'ouvrage. »

Un braine dit : « Le poids de la vie se gère aussi bien qu'une vie. »

Un myste dit : « La vie n'existe pas, c'est la conscience qu'on en a qui est réelle. »

Un hiume, déjà none ou en passe de le devenir, dit :

« Quand je vivrai, je pourrai en parler. »

 

*

**

 

San Saïvi avait refusé de la recevoir, et Kenon lui avait renvoyé Seddhi en lui recommandant de ne pas insister. Ce qui signifiait : « Moi non plus, désormais, je ne peux rien pour vous », le pouvoir et le vouloir n'étant pas forcément discernables. En fait, vis-à-vis d'elle, ils étaient redevenus les officiels de haute caste naviguant sur l'huile avec laquelle les hautes sphères ne demandaient qu'à les brûler. Do-Avanan était arrivé, et le myste qui l'accompagnait n'était pas Rib, c'était Ajina-lorpal em Med-Sa-Bann, une femme qu'Iyoti avait décrite comme foncièrement retorse et cruelle et dont Aden avait dit : « C'est la dernière des salopes » et Ryline : « Mante-religieuse, coucher même avec cafards ». Quelqu'un d'autre avait débarqué à Tann-Tori, le nouvel Arbitre de Saraz, un qwest tout frais émoulu de la Citadelle.

Safez-braine était chaperonné par un vieux qwest et escorté par un sydo plus impressionnant qu'Haÿn. Le vieillard connaissait bien le continent deltaïque, il avait été maire de Tann-Tori et Conseiller auprès de l'acen-ser pendant dix ans ; il connaissait aussi très bien Kenon et Diter, qu'il avait formés. Le Gris était célèbre sur tout Mytale, il était le plus jeune sydo de l'Histoire. Tous les notables de Tann-Tori affichaient la plus grande circonspection à l'égard des nouveaux venus, pour ne pas dire les pires craintes, et San Saïvi à leur tête.

En tant que végétal, Fyrh ne fanait même plus, il se desséchait. La haine de Lodh était à son paroxysme, mais il n'avait pas trouvé Norah, et Haÿn était venu lui dire qu'à l'exception, peut-être, de Diter et Avanan, personne ne savait où il se terrait.

Audh se permit de lui donner un conseil, et cela faillit mal tourner.

— Va trouver Diter.

— Quoi ?

— Tu vas voir Diter et tu lui dis : « Mon petit qwest, c'est Norah ou toi »…

— Je ne pourrai pas approcher Diter.

Lodh était dédaigneux.

— Alors fais-le lui savoir ! Merde, Lodh, Diter sait où est Norah et tu veux Norah. Propose un marché !

— La notion de… marché… n'existe pas sur Mytale, agent Audham.

— Appelle ça comme tu veux… Une promesse d'ille, si ça t'amuse. Diter est capable de comprendre que sa seule chance de survie est de te donner Norah.

Lodh avait fait la moue, mais il avait convenu que, sous cette forme, le marché était réalisable.

— Tu renonces à Diter ? demanda-t-il.

— Non.

— Une promesse d'ille…

— Ne se contourne pas, je sais, mais je n'ai rien à promettre, moi.

Le procédé indignait Lodh au plus haut point. Il vitupéra, puis baissa d'un ton pour se contenter de maugréer et finalement accepta d'envoyer Haÿn a-khan vers Diter. Audh commençait à avoir une idée précise des principes illes, du moins chez son compagnon.

Un par un, elle avait rencontré les six illes que la mort de Tag' avait attirés à Tann-Tori. Ils savaient tous qui elle était, bien sûr, mais aucun d'eux n'avait fait la moindre allusion, ni même semblé en tenir compte. Ils l'avaient traitée comme une ille qui avait besoin d'autres illes, pour réaliser un acte ille s'inscrivant parfaitement dans la ligne qu'ils avaient suivie en se rendant ici : veiller à ce que Fyrh Afira Fahr mourût vengé du décès de son ksin. Cette acceptation du suicide intérieur de Fyrh était d'ailleurs le seul reproche qu'elle pût leur faire, mais pour respecter les non-dits sur sa propre nature, elle ne leur en avait pas parlé. Elle connaissait trop bien la rengaine de Lodh qu'ils lui eussent répétée :

« — Aucun ille n'a jamais survécu plus d'un mois à son ksin, Audham. Dans certaines conditions, nous parvenons à sauver un ksin esseulé, mais jamais l'inverse. Nous sommes trop fragiles psychiquement. » Fyrh mourait et Audh culpabilisait, mais elle n'en disait mot, pour faire semblant de mériter son état d'ille. Elle en aurait vomi. Sinon, ces gens étaient charmants (!) et son plan les enthousiasmait. Il était ille à faire pâlir Island de jalousie. Fyrh l'eût adoré… « Bon, ma chérie, tu débloques, c'est pas grave, ça va passer. » Elle avait recommencé à se parler. Sous-entendu : elle commençait à oublier Rib dans son esprit. D'autres y pensaient pour elle, mais elle l'ignorait.

Elle était avec Path Oupatou Patj dans l'échoppe de Tadsin (le beese la réclamait deux fois par jour pour lui montrer l'évolution de son travail), quand Lodh trouva Norah.

— Sen' a Norah dans les yeux de Min', annonça Path. Ils sont sur le port.

— On y va.

Sen' était une « chatte » couleur de sable qui manifestait le plus grand détachement vis-à-vis de son ille, mais elle ne s'en éloignait jamais de plus de cinquante mètres. Path avait sensiblement la même nonchalance. C'était une grande ille (à peine cinq centimètres de moins qu'Audham) aux yeux rieurs et à l'énergie pour le moins débordante. Audh se sentait plus d'affinités avec elle qu'avec n'importe lequel de ses semblables, mais ce pouvait n'être qu'un a priori féminin.

 

*

**

 

Lodh était assis par terre, en tailleur, le dos des mains posé sur les genoux, complètement détendu, les pensées brumeuses. Il regardait sans voir : le môle, très large, qui s'avançait dans la mer sur plus de cent mètres, Min', passant et repassant d'un bord à l'autre, la tête basse, les oreilles couchées, la queue rythmant sporadiquement sa marche pesante, et plus loin, presque au bout de la jetée, le warsh, figé, coincé, qui attendait la mort depuis un quart d'heure. Lodh n'entendait même pas les rumeurs de la foule dans son dos, sur cinq cents mètres de quai ; des centaines d'hiumes, des centaines de beeses, des dizaines de braines et de warshs et, entre eux et lui, Haÿn a-khan, debout, les jambes écartées, qui veillaient à ce que nul ne se risquât derrière lui.

Parmi les badauds, il y avait les sy qui avaient acculé Norah après l'avoir poursuivi, sur ordre de Diter. Des sy qui avaient voulu profiter de l'aubaine du don du braine pour ennoblir leurs Tableaux d'un a-warsh. Des sy qu'Haÿn avait menacés et qui s'étaient crus trop nombreux pour lui. Six sy, dont deux s'ajouteraient demain à la liste incroyable que son Tableau de Duel affichait. Il les avait tués en même temps, presque du même coup, les broyant comme s'ils avaient été hiumes, avant que les quatre autres n'eussent le temps d'esquisser le moindre geste. À quatre, ils s'étaient sentis isolés et vulnérables. Ils avaient fui ! Lodh s'était fait la remarque que ce warsh-là pouvait bien mettre à mal un ksin, seul.

Min' tournait, tournait, comme si elle avait été enfermée dans une cage. De temps en temps, quand le warsh bronchait, elle tournait son crâne vers lui et elle crachait un avertissement qui le paralysait à nouveau. Il avait peur. Elle le sentait, Lodh le sentait, et ils se délectaient de cette fragrance acide. Quand Lodh s'en serait gavé, il penserait simplement « Tue » et elle tuerait, vicieusement, sadiquement, dans le jeu de mort que seuls les félins savent jouer. La foule derrière eux s'enflait de minute en minute, charognards qui venaient s'abreuver de sang. Elle croyait se presser au spectacle rarissime d'une violence nouvelle, elle n'était là que pour rappeler à la mémoire de Mytale l'horreur d'une vengeance ille.

Min' relaya l'arrivée d'un ille, puis d'un autre, et petit à petit de tous les illes présents à Tann-Tori, Path Oupatou Patj et Audh incluses. Deux d'entre eux avaient même amené Fyrh.

« Tue », pensa Lodh.

 

*

**

 

Norah avait peur. Rien n'était plus irrémédiable que cette mort qui tardait à se jeter sur lui. Rien n'était plus insupportable que cette attente. Norah avait peur de la froideur de l'ille et de la haine du ksin, pas de la mort. Il avait compris, trop tard mais très tôt, qu'avoir tué le ksin d'Audh-ille le condamnait, et l'idée l'avait traversé de précipiter cette vengeance. Mais Diter le lui avait interdit. Et Diter l'avait trahi à la première menace. Diter, lui, avait peur de mourir. Quelle stupidité ! Il était déjà mort. Il était mort en même temps que lui, quand ils avaient décidé de se débarrasser du ksin.

Lodh-ille avait promis. Et alors ? Sa promesse n'engageait que lui et Mytale abritait d'autres illes, non ? Norah se réjouissait de l'imminence du décès de Diter-braine. Mais le sien l'ennuyait. Il allait être trop rapide et, malgré l'occasion, il ne pourrait pas réaliser son fantasme : combattre un ksin. Norah avait peur que le ksin mît fin au duel d'un seul coup de patte.

Que le ksin le tuât ou que ce fût quelqu'un d'autre n'importait pas, mais il voulait une chance d'entrer dans l'Histoire. Et il en avait une. Infime.

C'était pour cela qu'il avait bougé, plusieurs fois, pour se rapprocher du bord du môle, en bout de jetée, juste au-dessus des rochers qui affleuraient à la surface, juste à côté de celui qui reposait sur le pavage, un bloc de soixante kilos au moins, assez lourd pour tuer, assez léger pour être soulevé et projeté très vite, très précisément. Il suffisait que le ksin ne jetât sur lui sans se méfier ou choisît de faire durer le plaisir en retardant le coup mortel. Norah le balancerait sur les rochers…

Il faillit manquer l'instant où l'animal attaqua.

 

*

**

 

Audh n'oublierait jamais, personne n'oublierait jamais.

Min' se ramassa et bondit. D'un seul élan, elle franchit les dix mètres qui la séparaient du warsh, pour retomber devant lui, à moins d'un centimètre. Aucun spectateur n'avait visualisé quoi que ce fût, juste un saut, mais Min' rebondit en arrière et chacun put voir qu'il manquait un bras à Norah, en lieu et place du flot de sang qui jaillissait de son épaule, un bras qu'elle avait en bout de griffes et qu'elle écarta avant d'engager à nouveau.

Et de faucher un pied du warsh, qui décrivit un arc vermillon au-dessus de la jetée avant de s'enfoncer dans les flots. Norah n'avait pas eu le temps de vaciller. Il tomba, lourdement.

Min' explosa d'une démence écœurante, arrachant, broyant, déchiquetant la carapace, labourant, ravinant la peau, extrayant les os de leurs articulations pour détacher chaque membre du corps qui tressautait sous ses crocs et ses griffes. Elle prélevait un morceau de Norah et le secouait en tout sens pour moucheter le môle de sang, puis elle en prenait un autre, et un autre, et un autre. Cela dura probablement moins d'une minute, et Norah avait dû trépasser depuis autant, mais la moitié de la foule se courbait en spasmes dégoûtés et l'autre était prostrée dans une terreur totale.

La moitié de la jetée était rouge. Min' colora le reste en traînant la carcasse et les viscères du warsh jusqu'aux premiers badauds. Malgré la répugnance, aucun d'eux n'esquissa le moindre recul. Personne n'osait bouger. Personne n'osait respirer.

Alors Lodh se releva, shoota négligemment dans un bout de Norah et toisa tout Mytale au travers du millier d'yeux qu'il avait en face de lui. Mais il ne dit rien. Il s'approcha de Fyrh, que deux illes soutenaient, et lui prit une main.

Audham s'aperçut que le regard de Fyrh était moins vide. L'ille serra même la main de Lodh, une seconde, puis il redevint l'ombre d'un fantôme.

À la limite de la foule, un peu à l'écart, la jeune femme repéra Siha Asiha Saïh, le visage dur, vaguement éclairé d'une flammèche de satisfaction. Elle aurait parié que cela n'avait aucun rapport avec Fyrh.

Elle aurait gagné.

Ce qui aurait coûté une claque monumentale à l'ille. « Bon sang ! Que fout cette connasse ici ? » Audham En-Tha n'aimait vraiment pas Siha Asiha Saïh.

Honneur de chasse
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